De l'eau chaude et de la soupe!

Grandpas était donc déscendu de la chambre. Il serrait les poings suite à ce qu'avait dit Lilas. Ainsi, c'était encore ce triste individu qui était responsable de son état. Et de plus, il occupait ses pensées. Grandpas entra dans la cuisine et s'assit à la table. Il prit sa tête dans ses mains.

Il réfléchit à sa vie! La rencontre avec Aldara dans cette taverne de Castres. L'amitié qui était née presque immédiatement. Le départ pour Albi. Puis le retour sur Castelnaudary. Les longs moment à l'Auberge Rouge et sa rencontre avec Lilas. Il se souvenait aussi comment ils s'étaient rapprochés tous les deux. Tout avait paru si logique, coulant de source.

Et là, aujourd'hui, ce soir, elle lui parlait de ce Crategos de malheur!!! Il commençait à en avoir marre de lui! Non seulement, il lui avait fait un procès pour avoir pris la défense d'Aldara, mais en plus, il occupait l'esprit de sa compagne.
Il n'en pouvait plus et il le fit entendre en poussant un cri qui retentit bien au-delà de la cuisine.

RHHHAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAA!!!

Puis, il fondit en larmes.

Ca crie dans la cuisine.
J'tremble encore comme une feuille. P'tet qu'le fantôme il est passé dans la cuisine? C'est Grand qui crie. Grand a peur du fantôme??? Nom de Dieu, dirait La Mère!
J'risque un oeil timide dans la cuisine pis j'vois Grand tout petit sur la table en bois. Ses zépaules, elles se secouent, comme des branches dans le vent.
J'regarde à droite, pis à gauche, on dirait pas qu'le fantôme, il soit là.
J'mavance sans bruit vers Grand pis j'pose ma p'tite main sur son épaule de géant.
Dites Grand, j'savais pas qu'les hommes ça savait pleurer. J'ai l'droit moi aussi?...

En larmes, Grandpas leva la tête en entendant une petite voix près de lui. Il vit alors la tignasse rousse du petit Aurèle. Grandpas renifla et essuya ses larmes d'une revers de manche. Puis il lui sourit.

Qu'est-ce que vous faites là Aurèle? Vous devriez être couché et dormir à cette heure-ci. Allons! Filez au lit!

Grandpas se leva et fit comme si l'enfant n'était pas là. Il fouilla dans les armoires afin de trouver des bols. Puis il regarda dans la marmite accrochée à la crémaillère de la cheminée. Il s'occupa alors de raviver le feu pour mettre la soupe à réchauffer.
Il chercha ensuite du regard un broc d'eau. Ses yeux se posèrent enfin dessus. Il alla donc le chercher et l'approcha de la cheminée pour que l'eau chauffe également.

Il faisait abstraction complète de l'enfant, mais il se doutait bien qu'il n'avait pas bougé. Grandpas se mit à remuer la soupe en sifflotant.

Grand, j'l'aimais bien. J'croyais qu'il m'respectait. J'croyais qu'il m'prenait pas pour un gosse, parce qu'il m'dit "vous"...
Mais là, il m'envoie au lit, comme un gosse. Alors qu'moi, j'vois bien qu'il est triste. On dirait qu'd'un coup, l'temps est tombé sur son front, il a l'air vieux. Plus vieux qu'avant.
Il croit p'tet que j'vois rien. Que j'suis qu'un gosse.
Mes zoreilles elles traînent, j'sais des choses, moi, que les autres, ils savent pas que j'sais. J'sais bien que Dame Fleur, elle est pas vraiment malade. J'sais bien que Grand il l'aime, plus qu'elle l'aime. J'sais bien qu'La Patronne, elle va être en colère, quand elle saura tout ça. Pis son mari aussi, Gratte-les-Gosses, qu'il s'appelle. J'sais bien qu'Dame Fleur elle le veut, elle dit son nom tout l'temps pis sa figure, elle s'allume...
J'peux pas lui dire à Grand, que j'sais tout ça. Il m'grond'rait. Il m'dirait que c'est pas mes affaires. Il m'dirait que c'est pas des choses de mon âge. Il m'dirait que j'peux pas comprendre...

J'le r'garde faire chauffer la soupe en sifflotant, comme si qu'tout allait bien. Mes épaules, elles s'relèvent, comme elle fait La Patronne quand elle pense "tant pis". Mais moi, j'pense pas "tant pis".
J'tourne, dans mes godillots trop grands, pis j'dis, sur l'pas d'la porte:
J'vais dans ma chambre. J'dois écrire à La Patronne...

Grandpas était toujours à s'occuper de la soupe quand il entendit les mots du gamin. Il se retourna et le regarda. Il voulait aller écrire à la "patronne". L'Écossais se rapprocha du gosse et lui offrit des yeux sévères.

Aurèle, écoutez-moi! Je vous défends de dire à Aldara ce que vous avez vu ici! Vous m'entendez? Je vous l'interdis. J'espère m'être bien fait comprendre! Et puis, vous ne savez ni lire, ni écrire! Alors ne dites pas de bêtises. Maintenant, filez au lit! Et plus vite que ça!

Il ne quittait pas le minot des yeux, attendant que celui-ci acquiesce à sa demande. Mais il savait aussi le petit rouquin entièrement dévoué à la Rouge. Seulement, il ne voulait pas qu'Aldara s'en prenne à Lilas.
Et puis, il était assez grand pour s'occuper de ses affaires. Il n'avait pas besoin qu'un gamin rapporte tous ses faits et gestes à Aldara.

Il m'crie d'ssus mais j'ai pas peur. Parce que j'sais pourquoi qu'il crie. Il crie parce que j'lui fais peur, moi, Aurèle Perlin, 6ème de la lignée des Perlins, paysans de père en fils. J'ai 10 ans et j'fais peur à Grand. Parce que La Patronne lui fait peur...

J'bouge pas d'un pouce, j'le r'garde sans cligner des zyeux pis j'ai la moue avec ma bouche. J'croise les bras sur ma poitrine, comme il faisait l'Père quand il voulait savoir quelque chose.
J'm'appelle Aurèle. Et j'travaille pour Aldara. C'est elle, La Patronne. J'suis l'homme de la maison. Quand elle est pas là, j'suis chargé d'lui dire tout c'qui s'passe... Mais z'avez raison, j'sais pas lire et encore moins écrire. J'voulais savoir si tout c'que j'crois c'est des balivernes. J'suis pas bête, savez? Pis pas sourd non plus...

J'souris pis j'lui tend la main, comme ils font les hommes pour faire un pacte.
J'dirais rien. Si vous m'racontez...

Grandpas regarda le môme qui ne bougeait pas. Il n'en revenait pas que ce gosse ait pris autant d'assurance. L'Écossais le toisa de toute sa hauteur. Sa mine ne présageait rien de bon pour l'enfant. Il serra les poings puis lui lança.

Écoute-moi bien mon bonhomme! Je n'ai aucun compte à rendre à personne, ni à Aldara, ni à qui que ce soit. Et encore moins à toi. Alors maintenant, tu me fiches le camp avant que je m'énerve pour de bon.

Il marqua un temps d'arrêt. Ses yeux lançaient des éclairs. Il aimait bien le gosse, mais là, il dépassait les bornes. Puis, tout ce qui se passait ici ne le regardait pas. Le môme allait devoir arrêter d'écouter aux portes. Et s'il continuait, mieux vallait pour lui que Grandpas ne le voit pas faire.

Il va falloir que tu arrêtes d'écouter aux portes! Si c'est Aldara qui te l'a demandé, moi, je te relève de cette fonction. Contente-toi de venir quand on t'appelle. Suis-je clair?

Grandpas le raccompagna sans vraiment prendre de gants jusqu'à la porte. Puis il retourna près de la cheminée où la soupe frémissait doucement. Il attrapa la louche qui était accrochée juste à côté et en versa plusieurs dans le bol. Enfin, il prit le broc d'eau et la versa dans le récipient. Il posa le tout sur un plateau et entreprit de poser le tout dessus.

Il resta là un instant, sans rien faire, sans même se soucier si le gosse était encore là ou pas. Il poussa un lourd soupire. Il lui fallait remonter à l'étage, mais il se demandait bien ce qui allait s'y passer.

Grand refuse mon pacte. Il m'pousse dehors avec fermeté. Pis il m'dit "tu".
Il croit qu'c'est La Patronne qui m'a d'mandé d'coller mes zoreilles aux portes, si elle savait, p'tet qu'elle m'jetterait dehors...
Sauf que moi, je'veux pas r'tourner à la ferme. J'veux faire des études moi, j'veux pas être un paysan, j'veux porter des beaux zhabits et faire la sarabande. J'veux lire des histoires dans les gros livres qui sont dans la bibliothèque d'La Patronne. J'veux être le Roy!
J'le sais bien, si La Patronne, elle m'jette dehors, tout ça c'est fini pour moi, parce qu'La Mère, elle va m'rouster si j'reviens, pis elle voudra plus m'confier à des gens bien, d'la honte.

Mon nez m'chatouille, j'le r'emue pis j'sens mes zyeux qui picotent.
J'baisse la tête, Grand claque la porte, ça fait voler mes boucles. C'est à cause d'elles que tout l'monde croit qu'j'suis qu'un gosse, j'le sais bien.
J'essuie mes zyeux avec la manche de ma ch'mise pis j'retourne dans ma chambre.
Va vraiment falloir que j'apprenne à écrire...

Grandpas ne resta pas longtemps plongé dans ses pensées. Il attrapa le plateau et se décida à sortir et à regagner les étages. Il ne fit pas plus de deux pas qu'il retrouva Aurèle traînant les pieds tout en se dirigeant vers les escaliers menant à sa chambre.

L'Écossais se rapprocha et lui ébouriffa les cheveux, le regardant avec un sourire. Mais il comprit rapidement que l'enfant avait pleuré. C'est vrai qu'il n'avait pas été très tendre avec lui. Mais il n'aimait pas qu'on écoute aux portes.
Il posa le plateau sur un marche de l'escalier et s'assit juste à côté, fixant le gosse.

Aurèle, je vous prie de m'excuser pour tout à l'heure. Mais il y a une chose qu'il faut que vous compreniez. Il ne faut pas écouter aux portes. Ce n'est pas une chose qui se fait quand on est un jeune garçon intelligent comme vous.

Il marqua un temps d'arrêt fixant toujours le gamin qui le regardaient sans trop comprendre. Il toussota et reprit.

J'ai dû signaler vos faits à Aldara, vous savez. Et elle n'est pas trop contente. Elle m'a même demandé de vous mettre à la porte, ce que je ne ferai pas, évidemment. Mais je veux que vous promettiez de ne jamais recommencer à moins qu'Aldara ou moi-même ne vous le demandions. D'accord?

Il sourit au minot pour qu'il comprenne bien qu'il ne lui en voulait pas. Grandpas attendait maintenant qu'il lui promette de ne jamais recommencer.

La Patronne est pas trop contente. C'était sûr ça, fallait pas qu'elle sache...
J'renifle encore un peu en r'gardant le bol qui fume sur l'escalier. J'tire mes mains dans mes manches en rentrant les zépaules.
J'me d'mande c'que La Paztronne dirait si j'savais écrire moi aussi...

Grand dit que j'dois plus écouter aux portes. C'pas ma faute si l'Bon Dieu m'a collé des zoreilles! Remarque... Il a dit "écouter", pas "entendre"...
J'souris largement, les zyeux qui brillent dans la nuit, pis j'dis:
J'promets d'plus écouter aux portes Grand! Dites... Vous voudriez pas m'apprendre à écrire?...

Le gosse voulait apprendre à écrire. Grandpas sourit pensant que cela l'occuperait peut-être à progresser. Il pensait à Seathiel qui savait déjà bien lire et écrire.
L'Écossait regarda le gamin dans les yeux.

Aurèle, je vous apprendrai à lire et à écrire. Mais attention, si je vous prends une seule fois à écouter aux portes, je ne ferais plus de sentiment à votre égard et je ferais ce qu'Aldara m'a demandé. On est bien d'accord tous les deux?

Il n'attendit pas que le petit rouquin lui réponde. Il se leva et attrapa le plateau. Il jeta un oeil au môme avant de continuer à monter les marches qui le mèneraient dans la chambre.

Aller, messire Aurèle, montez dans votre chambre et tachez de dormir. Il est vraiment très tard.

Il lui adressa un grand sourire et lui fit un clin d'oeil.